La lecture
de Pierre de lune est pour moi le
fruit d’une erreur de mémoire : j’étais persuadé que Tristan nous l’avait
recommandé alors que c’était La
Dame en blanc du même Wilkie Collins qui avait été chroniqué.
En 1799, un
colonel anglais vole un gros diamant dans un village hindou et le rapporte en
Angleterre. Son geste le met au ban de sa famille, mais à sa mort, la pierre
très précieuse est léguée à la nièce du militaire au cours de son anniversaire.
Hélas, la jeune femme a à peine le temps d’en profiter car le bijou disparaît mystérieusement
dès la nuit suivante. Et le roman va s’attacher à raconter toute cette histoire
avec moult détails. Tous les invités de l’anniversaire sont des coupables
potentiels, aussi il va falloir mener l’enquête, percer les mensonges et faire
des conjectures pour trouver le fieffé voleur. Et c’est une vraie partie de
Cluedo : l’intendant, la mère, les deux fiancés potentiels de la jeune
femme, un docteur, une tripotée de serviteurs, trois hindous en goguette…
C’est l’ancêtre
du whodunit aussi faut-il être indulgent
avec de nombreuses faiblesses de ce livre qui en préfigure des milliers d’autres.
Ce n’est pas l’enquête la mieux ficelée du monde et le dénouement vous laissera
sans doute un étrange goût amer quand le coupable sera démasqué et que la méthode
du vol sera expliquée. J’ai personnellement ressenti la même déception que lors
de l’épisode final de Lost, c’est à
dire l’intime conviction que l’auteur ne savait absolument pas où il allait en
débutant cette histoire. Ce sentiment que le romancier avance en même temps que
le lecteur est renforcé par le fait que la publication a eu lieu à l’origine en
feuilleton hebdomadaire en 1868. L’auteur ne tire pas à la ligne comme le
premier Dumas venu mais délaye bien évidemment sa sauce ad nauseum pour maintenir un mystère souvent très artificiel. Il
faut d’ailleurs noter que Wilkie Collins était un ami de Charles Dickens, mais
que ce dernier le jalousait énormémement en raison du succès populaire du feuilleton
de Collins (les gens s’arrachaient littéralement les publications).
Une des
méthodes employées pour noyer le poisson, c’est la surexplication des
protagonistes, qui disent et redisent des choses sans se lasser :
- Je crois
que je vais m’autoriser à penser que A.
- Quoi,
mais comment cela se fait-il que vous vous laissiez aller à penser A ?
- Écoutez,
j’ai bien réfléchi, et avec tous les éléments que j’ai en main, A s’impose.
- C’est
extraordinaire, si on m’avait dit un jour que vous penseriez A.
- Je sais.
Que vont dire les gens quand je vais dire que je pense A.
- D’autant
qu’il aurait été facile de penser B.
- Pouah, rien
qu’à l’idée de penser B, j’ai un haut le cœur.
- Pourtant,
quand on y pense, tout mène à B.
- Mon honnêteté
intellectuelle m’impose de le reconnaître : B n’est pas si fou.
- Oui, mais
vous avez opté pour A, je vous le rappelle.
- Si fait,
si fait, ça sera A, je m’y suis engagé. Mais quand même…
- Ah, il
serait pourtant si simple de penser A et B simultanément.
On dirait
que le récit est raconté par deux joueurs de murder party verbomoteurs qui se
sentent obligés d’en faire des caisses et ne tolèrent absolument pas le moindre
silence.
Évidemment,
il y a des figures déjà imposées en 1868 avec l’inspecteur super intelligent
dont le super pouvoir est de déduire des choses que seul l’auteur peut
connaître, ce qui est très pratique pour paraître intelligent. Mais la grande
modernité du récit, c’est le fait que la narration est partagée entre
différents points de vue. Le livre est en effet une collection de témoignages
rédigées à la première personne :
- le vieil
intendant servil qui aime bien quand les jeunes servantes viennent s’asseoir
sur ses genoux cagneux (et qui nous dispense de suaves conseils paternalistes
sur la bonne manière de traiter avec le sexe faible)
- la grenouille
de bénitier qui est cousine avec la victime du vol et qui passe son temps à
nous parler de ses pamphlets religieux et de son irrépressible envie de
convertir son prochain
- l’avocat
de la famille (qui n’a guère qu’un rôle utilitaire dans le récit)
- un
explorateur qui nous fait croire à un moment que le récit va se transformer en
partie pulp de l’Appel de Cthulhu
- le
cousin/soupirant principal de la jeune femme, qui incarne déjà le gentleman detective qui est le véritable
héros de cette histoire
- un
médecin opiomane
(…)
La
multitude des points de vue permet là encore d’étirer la sauce car chaque
intervenant à un monologue intérieur bien bavard et redonne des informations
déjà connues du lecteur (car c’est un feuilleton, alors il faut régulièrement
résumer l’intrigue pour celles et ceux qui prennent la publication en cours de
route).
Forcément,
ces défauts structurels sautent aux yeux du lecteur moderne et sapent souvent
le travail de l’auteur, qui s’efforce de dépeindre une société hypocrite. La
sexualité est refoulée, le petit personnel est traité de façon odieuse, les
bourgeois sont de mauvaise foi, le racisme transpire souvent des échanges… C’est
en fait un prequel de Downtown Abbey.
À noter que
ce bon Collins était lui-même accro au laudanum et qu’il était persuadé qu’un doppelgänger fantômatique le suivait, ce
qui donne à une partie de son histoire une indéniable touche de véracité.
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Bref, je
peine à le recommander car il est bavard et que sa révélation finale n’est pas
à la hauteur des attentes créées chez les lecteurs blasés que nous sommes au
regard de ceux de 1868, mais c’est indéniablement un morceau d’histoire
littéraire. Il y a là en gestation tous les ingrédients du romance policier. À l’heure où
le roman historique a le vent en poupe, il est préférable d’aller directement à
la source et de lire un bouquin d’époque. C’est parfois laborieux, mais c’est
Wilkie Collins est sous vos yeux en train de tricoter un roman que nous nous
efforçons de copier dans de nombreuses soirées-enquête et autres scénarios en
huis-clos où l’on se gargarise de notre roleplay le plus verbeux.
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