Harem Son Saat




Étant d'un naturel casanier et appréciant mon petit confort, j'ai longtemps regardé le milieu du jeu de rôle Grandeur Nature (le "GN") avec incompréhension. Les GNistes me semblaient devoir fournir des efforts logistiques démesurés pour mettre en scène ce que nous, rôlistes d'intérieur, pouvions raconter avec une grande économie de moyens autour d'une simple table de jeu.
Les préjugés étant fait pour être dépassés, ou pour être confortés par l'expérience, je me suis récemment retrouvé à enfiler le costume d'un jeune noble français invité en 1913 à séjourner à la cour d'un sultan. J'étais l'un des 26 joueurs de la troisième session du Harem Son Saat, un GN long format -une trentaine d'heures- écrit et organisé par Muriel Algayres et racontant la fin d'une époque, celle du sultanat fictif de Morta Siyah et de son harem (comme l'indique, parait-il, la traduction française de son titre).

Deux évidences décourageantes

Vue de l'extérieur l'organisation d'un GN semble être une tâche d'une grande complexité. Vue de l'intérieur on se rend compte que cette complexité était en fait sous-estimée. Harem Son Saat est un jeu ayant nécessité une préparation considérable (rien qu'au niveau rédactionnel : la quantité de texte des documents de jeu s'approche de celle d'un gros livre de base de JdR sur table) mais il repose surtout, pendant la partie, sur les efforts de très nombreux bénévoles. Entre les PNJs, les cuisiniers et l'organisatrice, le déroulement du jeu nécessite le travail d'une dizaine de personnes en plus des joueurs. Cela représente plus du quart des personnes présentes sur place [1].

L'ampleur de l'investissement de l'équipe permettait au jeu d'être ambitieux sur l'environnement dans lequel évoluaient les joueurs. Il se déroulait dans un petit château décoré par de nombreux accessoires adaptés au contexte et, même si nos tenues comportaient sans doute quelques anachronismes de nature à scandaliser les amateurs de reconstitutions historiques, voir l'ensemble des participants abandonner leurs habits de ville pour enfiler leurs costumes produisait un choc visuel impressionnant et réjouissant.




Il faut cependant se méfier des photographies issues de GN (dont les quelques magnifiques clichés de Jérôme Verdier [2] qui illustrent cet article) qui viennent gommer les imperfections de la mise en scène. Une expression GNiste parle d'illusion à 360 degrés pour désigner la situation (idéale ?) où aucun des éléments visuels ne viendraient rappeler aux participants qu'ils sont en train de jouer à un jeu. En réalité on en est loin, ici un radiateur trop moderne apparaît dans notre champ de vision, là nous apercevons des pylônes électriques en laissant vagabonder notre regard au travers d'une fenêtre... Peut-être vaudrait-il mieux parler de superposition à 360 degrés et admettre que le monde réel cohabite avec les décors du jeu. Le joueur n'est pas dupe, il ne s'illusionne pas, mais au fond ces défauts visuels n'en sont pas vraiment. De la même façon qu'au théâtre nous ne sommes pas gênés par la présence des sièges et de la scène, en GN le fait de voir une voiture au loin ou d’apercevoir la barbe d'un joueur incarnant un eunuque ne pose pas de souci.

JdR sur table/GN sur château 

D'autant que les différences de ressenti entre le JdR sur table et le GN ne peuvent pas se résumer aux seules perceptions des joueurs. Les accessoires de jeu, puisqu'ils sont visibles et manipulables, donnent des idées et des opportunités de jeu. Ainsi un plateau d'échec, d'abord décoratif, devint rapidement pour nous une occasion de disputer des parties et de les commenter sous l'angle de la métaphore politique. De même certains des éléments de nos costumes orientaient nos discussions et j'ai par exemple dû justifier en jeu le port du fez par mon personnage qui s’avérait par ailleurs particulièrement réticent à accepter la culture orientale.


Plus important, le GN oblige à abandonner la parole pour la remplacer par le geste. Nous ne décrivons pas nos actions, nous les effectuons. Cette différence est souvent décrite sous l'angle de l'engagement du corps mais je l'ai surtout vécu comme une différence de temporalité. Ainsi mon personnage était handicapé par des douleurs au dos l'obligeant à se déplacer avec une canne. Je n'ai jamais eu le sentiment de partager sa souffrance mais j'ai dû vivre avec sa lenteur. L'action de monter ou de descendre les escaliers, qui n'aurait même pas mérité une phrase entière si j'avais eu à la décrire, me ralentissait considérablement et m'isolait pendant une bonne minute. Le temps du GN est le temps réel et il tranche considérablement avec le temps accéléré auquel nos récits rôlistes nous ont habitué.

Prendre le temps

Du fait de sa longue durée, mon rapport au temps sur Harem Son Saat était considérablement différent de celui que j'avais déjà pu expérimenter sur des GN plus courts (je n'avais jamais dépassé les 5 heures de jeu). Le jeu s'inscrit dans la tradition des jeux "narrativistes", l'objectif des joueurs doit être la création collective d'une histoire intéressante. De mon expérience cette optique de jeu place une pression importante sur les joueurs dans les formats courts. Puisqu'on doit créer une histoire de qualité et que nous ne disposons que de quelques heures pour y parvenir, il importe que chaque scène soit "rentable", elle doit être intense et s'insérer dans un récit cohérent. Paradoxalement la longue durée, qui m'intimidait, vient considérablement relâcher la pression ressentie par le joueur. En 30 heures de jeu, on peut se permettre de prendre le temps de jouer des scènes mineures et d'explorer toute la gamme d'intensité des émotions de notre personnage.



Autre conséquence précieuse de la longue durée : elle nous laissait le temps d'intégrer de façon réflexe les attitudes et le mode de pensée de notre personnage. J'ai abordé les premières heures de jeu en étant très conscient des actions de mon personnage et de l'effet que je cherchais à produire sur les autres joueurs. Il me semble que la construction du jeu incite à adopter cette posture proche de celle d'un acteur de théâtre d'improvisation. La session débute par un ensemble d'ateliers permettant d'acquérir des techniques de jeu. On s’entraîne par exemple à incarner des personnages à l'idéologie plus conservatrice que la nôtre, à intégrer et à respecter les hiérarchies sociales... Ces exercices de jeu permettent de rendre les participants plus crédibles mais leurs réactions sont moins instinctives, plus calculées. Après quelques heures de jeu ma posture était cependant beaucoup moins distanciée vis-à-vis de mon personnage dont j'avais intériorisé les particularités.

L'expérience du conditionnement

J'évoluais aussi au travers de ce que vivait mon personnage. L'une des thématiques principale du jeu est la ségrégation entre les hommes et les femmes et en tant que visiteurs du sultanat nous étions soumis à un règlement très strict pour tout ce qui concernait nos rapports avec les membres du sexe opposé. Sans l'accord du sultan il nous était interdit de communiquer autrement que par lettres avec les femmes résidant au harem (les hommes et les femmes étaient la plupart du temps dans des bâtiments séparés) et nous n'avions même pas le droit de poser nos regards sur leurs visages. En conséquence les femmes étaient tenues de manger dos aux hommes lors des scènes de repas. Vers la fin du jeu, la fermeture annoncée du harem fit disparaître ces règles et permettait en théorie aux hommes et aux femmes de se retrouver.

Cette scène de retrouvailles fut sans doute mon moment ludique le plus vertigineux de l'année en cours. Même si les règles formelles étaient levées nous nous retrouvions, personnages comme joueurs, incapables d’interagir normalement avec les personnages féminins. Il nous était difficile de les regarder dans les yeux, de les intégrer dans nos conversations et même de s’asseoir à leurs côtés. Notre trouble s'est finalement estompé (et avait fort heureusement disparu à la fin du jeu) mais je me souviendrai longtemps de ce sentiment d'avoir tout à réapprendre pour pouvoir communiquer. L'effet était fugace mais terrifiant d'efficacité.

Conclusion

J'ai conscience du fait que la critique d'un GN dont les documents de jeu ne sont pas publiés (et que vous ne pouvez donc pas réorganiser) tient en partie de la vantardise et même de l'égocentrisme. J'aggrave mon cas puisque mon retour n'insiste finalement qu'assez peu sur les spécificités du jeu par rapport à l'ensemble des GN longs se revendiquant du narrativisme [3] (d'autres en parlent mieux que moi, par exemple sur le site officiel du jeu et dans cette critique d'une session précédente). J'ai surtout cherché à répondre à une question dont la réponse ne m'était finalement qu'assez peu évidente : "pourquoi faire autant d'efforts pour jouer à des GN longs ?". Après cette première expérience je crois en tous cas être convaincu qu'ils en valent largement la peine.

[1] On trouvera cependant des GN (beaucoup) plus simples à jouer et à faire jouer. Conseillons à nos lecteurs intéressés le site L'univers du Huis Clos qui propose de nombreux documents de jeu permettant, avec plus ou moins d'efforts, de se lancer dans l'organisation.
[2] Crédits photographiques : Jerome Verdier - Photographe
[3] Le jeu s'inscrit aussi dans la tradition du GN dit "romanesque" sur laquelle il y aurait aussi beaucoup à dire (cf. cet article de Muriel).

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